Article dans la revue Le Chasse-Marée, 30 avril 2020. - N° 286”
Publié le 30 avril 2020 N° 286
par Nathalie Couilloud – Depuis 1995, Aventure pluriel multiplie les initiatives pour faire vivre les bateaux méditerranéens. Le créateur de cette association, Thierry Pons, l’a fait connaître avec la CaraMed qui sillonne les côtes françaises et européennes et illustre son seul mot d’ordre : développer l’esprit d’entreprise au service du collectif.
L’article publié dans la revue Le Chasse-Marée bénéficie d’une iconographie enrichie.
Situé en face de la plus grande casse de voitures d’Europe, le chantier de la Campanette est un petit coin de poésie : des coques en cours ou en attente de restauration, des rires, des tas de bois, de l’amitié et du partage, des outils et des passions. Disons-le franchement : c’est tout ce qu’on aime… à quelques encablures de tout ce qu’on déteste : la Riviera trop fardée et dénaturée par les excès de l’argent roi.
C’est dans ce nid de copeaux que bat le cœur d’Aventure pluriel, une association fondée en 1995. Dans des locaux récemment agrandis et réagencés, avec vue sur les bateaux, à défaut de la mer, les bénévoles se retrouvent pour travailler et discuter des actions en cours ou à venir, épaulés depuis peu par quatre emplois aidés.
La Campanette, c’est le repaire de Thierry Pons, qui sert lui-même de repère à cette grande famille. Débordant d’idées et d’activités, ce quinquagénaire à l’abord débonnaire, mais au fond hypervitaminé, a su fédérer autour de lui une équipe aux personnalités complémentaires et aux talents variés. Son secret ? Un engagement qui tient du sacerdoce.
Né à Orléans en 1964, il a passé son enfance et son adolescence à Veuxhaulles-sur-Aube (Côte-d’Or), un village de trois cents habitants, où son père, ancien militaire, a repris un hôtel-restaurant. Une sorte de sacerdoce là aussi, car il s’agit plus de s’assurer un emploi et de maintenir une activité dans le bourg que de faire fortune. « J’ai grandi dans un milieu modeste, mais avec beaucoup d’amour. Nos parents se sont sacrifiés pour qu’on ne manque de rien », raconte Thierry, qui a hérité d’eux un certain nombre de valeurs : le travail, l’entraide et l’esprit de famille, car il n’est pas rare qu’après l’école les trois enfants du couple donnent un coup de main au restaurant.
Le père déteste qu’ils restent désœuvrés et ne leur laisse l’accès à la télévision qu’une heure par semaine ; Thierry, le cadet, y découvre avec passion les films de Cousteau et s’enflamme pour les exploits d’Éric Tabarly « qui gagnait tout à l’époque et qui faisait des tas d’expériences techniques sur ses bateaux ». Il complète cette passion naissante, incongrue au pays des vignobles, par la lecture des auteurs maritimes.
Il ne lui en faudra pas plus pour s’inventer une vie trempée d’eau salée. À quinze ans, il descend à Nice préparer un cap de menuisier. « À l’époque, le cap de charpentier de marine n’existait plus, mais comme j’aimais les bateaux, j’allais souvent voir travailler Félix Silvestro sur son chantier. Un jour, il m’a lancé : “Viens donc m’aider au lieu de regarder !” Il m’a formé et pris sous son aile. »
De cet homme peu disert, Thierry dit qu’il était « très bourru ». Avant d’ajouter : « Mais il possédait un savoir-faire extraordinaire, le souci du détail et l’amour du beau. Il était perfectionniste. Il me faisait gratter des coques pendant des heures ; je ne voyais pas ce qu’il y avait à enlever… après, je comprenais. C’était un orfèvre. »
Une partie de la flotte préservée par Robert Bataille en vue de la création d’un port-musée de la voile latine à Canet-en-Roussillon. © Roger Bataille
Plus tard, lorsque Thierry est sous les drapeaux – dans l’Aéronavale comme maître nageur sauveteur, à Cuers (Var) –, Félix Silvestro soutient sa demande de sortie anticipée de l’armée pour qu’il puisse entrer au chantier Universal Yachting France, où il lui a trouvé une place. Le maître charpentier disparaît en 1986, alors que Thierry a vingt-deux ans, mais il lui a mis le pied à l’étrier. Ensuite, le jeune homme travaillera pour plusieurs entreprises nautiques, à Beaulieu-sur-Mer, Saint-Laurent-du-Var ou aux îles de Lérins, avant de créer sa propre affaire qu’il développera entre 1989 et 1994. Spécialisé dans le bois, il restaure tous les types de bateaux, fait de l’agencement intérieur et même de la jumboïsation.
Lui-même a acheté son premier voilier à dix-huit ans : Ramona, un Trewes 3A en acier de 10,50 mètres. Il le gardera sept ans et vivra à son bord, dans le port de Saint-Jean-Cap-Ferrat. De ses années d’apprentissage, Thierry fait aussi ressurgir les figures de Gérard Bani, à Saint-Tropez, et de Robert Bataille, à Canet-en-Roussillon, tous deux artisans de la reconquête du patrimoine maritime dans leur région. C’est avec ces aînés qu’il découvre la richesse des bateaux traditionnels du pays.
En 1984, à la suite d’une déception amoureuse, Thierry prend sa moto, et son chien, pour s’en aller parcourir les côtes de France et voir sur quel bois on y navigue. Arrivé en Bretagne, il tombe en pleine fête de Pors Beac’h, où il rencontre, entre autres, Jakez Kerhoas. À peine rentré de ce périple, il crée l’association Les Voiles d’or, dont le nom évoque les gréements colorisés des cartes postales anciennes, tandis que Gérard Bani et Robert Bataille s’emploient à mettre en place une Fédération du patrimoine maritime méditerranéen.
« Il y avait une grande émulation à l’époque, des associations se créaient un peu partout. On allait avec nos bateaux les uns chez les autres, on se donnait rendez-vous dans des petites criques, la mayonnaise a bien pris. On s’informait sur les pointus qu’il y avait à récupérer ici et là, on s’entraidait pour aller les chercher, trouver un chantier, les restaurer. C’était la course contre la montre, car tout était détruit à une vitesse hallucinante. »
Ainsi germe l’idée d’organiser un événement maritime à Nice. Thierry rencontre le maire, Jacques Médecin, qui lui accorde son aide. En 1986, il retourne en Bretagne avec l’adjoint aux sports de Nice, un certain Christian Estrosi, à qui il fait découvrir les fêtes maritimes. Cette collaboration donnera naissance à la Old Cup qui connaîtra deux éditions en 1988 et 1989 avec, pour chacune une trentaine de bateaux inscrits, voiles latines et yachts classiques, dont Lelantina, la goélette sur plan Alden de son ami Peter Wood.
C’est à son bord que Thierry Pons va naviguer avec l’idole de sa jeunesse, Tabarly en personne, lors de la Nioulargue 1988. Terriblement intimidé par le personnage, Thierry n’est que l’ombre de lui-même le premier jour de régate, au point que le marin lui lâche laconiquement en débarquant : « Tu étais en vacances aujourd’hui ! » Piqué au vif, Thierry donnera le lendemain tout ce qu’il a… et il faut croire qu’il en avait, car Tabarly lui propose à l’issue de la journée de parrainer la prochaine Old Cup ! L’affaire semblait bien partie, mais il n’y aura jamais de troisième édition : « On a arrêté en 1990 avec le départ en vacances de Médecin en Urugay ! » Une page se tourne.
Thierry Pons reprend son métier à fond, enchaîne à l’occasion les nuits blanches, se fait pompiste la nuit, demeure charpentier le jour, vit toujours à 200 à l’heure, quoi qu’il arrive, car il ne refuse pas grand-chose à grand monde. C’est ainsi, par exemple, qu’il participe à la construction d’une barraque de sanills – cabane de pêcheurs en roseau – à Barcarès lorsque Robert Bataille y lance le Port-musée de la voile latine… Peut-être faut-il ici préciser que Thierry pratique, en plus de la voile, le ski nautique et le ski tout court, mais aussi l’escalade, la plongée, la voltige, l’équitation, les cascades à moto… et la liste n’est sans doute pas exhaustive.
Le papa qui détestait l’inactivité a laissé des traces et Thierry semble fuir plus que tout l’ennui. Mais, en 1994, c’est un gros ennui qui le rattrape. Surmenage ou séquelles d’un grave accident de ski nautique survenu dans sa jeunesse, Thierry se retrouve à l’hôpital, le dos en miettes, avec une terrible incertitude : pourra-t-il un jour remarcher ?
Dans le silence et l’immobilité forcée, il imagine une nouvelle vie sans jambes. La charpente marine, c’est terminé. Il faut liquider l’entreprise. Après un an et demi de rééducation, Thierry est à nouveau debout et plus que jamais décidé à ne pas perdre de temps pour se consacrer à ce qu’il aime. Son programme s’inscrit dans la nouvelle association qu’il crée, Aventure pluriel. « Ce nom ne parle peut-être pas à tout le monde, mais dans ma tête, ça veut dire vivre la grande aventure du patrimoine maritime à plusieurs. » Depuis, il n’a rien lâché, fidèle à cet objectif né dans la douleur, qui lui a permis depuis de partager des milliers de petits bonheurs avec une foule de gens. Car pour le contact, il n’est pas manchot.
Dès sa sortie de rééducation, il monte un chantier avec des jeunes que lui confie la Protection judiciaire de la jeunesse (pjj) pour construire un Laïta, sur plan François Vivier, qui sera baptisé Maïtica le Sauvageon, hommage ironique à Chevènement. L’été, il enchaîne les virées sur les îles de Lérins, avec Saffran, son pointu, et avec les bateaux d’autres membres d’Aventure pluriel. Les moines de Saint-Honorat leur prêtent une maison et il leur arrive de participer aux vendanges en famille. Tout est bon pour multiplier les échanges, apprendre des uns et des autres. La mixité est son credo. Thierry invente des « Pâques sur l’eau » pour les enfants, avec chasse au trésor dans les ruines du château fort, qu’il aimait escalader quand il était plus jeune…
De fil en aiguille, Aventure pluriel trace son sillage. En 2006, l’association accueille son premier bateau, Catalina, une barque de 10 mètres, la dernière en bois construite en 1972 par les frères Ausilia, à Calvi, d’après les plans d’un voilier de 1940. Destinée à la pêche à la langouste pour Titin Gabrielli, elle avait cessé son activité en 2000. Elle sera restaurée et gréée d’une voile latine avant d’être revendue au club nautique de Calvi. Cette opération a bénéficié du soutien du conseil départemental des Alpes-Maritimes qui a confié à Aventure pluriel le soin d’organiser des actions « handi voile » en faveur des personnes handicapées. « Cette aide nous a permis de donner une autre dimension à nos actions et de pérenniser notre structure », précise Thierry.
Ce bateau emblématique de l’association initie chaque année des dizaines de personnes – handicapées ou non – à la voile latine. « C’est un bateau stable, large, qui ne traîne pas d’eau, se réjouit Thierry. Il marche très bien au grand largue, son allure préférée ; on a même réussi à atteindre 10,4 nœuds. » « La voile latine, ajoute Brigitte, sa compagne, c’est la simplicité sans aucun superflu, c’est une philosophie ; il faut laisser vivre le gréement, ne pas étarquer à fond. Et puis Catalina est un bateau creux, alors on dort à la belle étoile, on a besoin de trois fois rien pour passer de super vacances à bord. »
La barque Catalina et la felouque San Martinu devant le port de Taverna, lors de la CaraMed 2010 autour de la Corse. © Jean Huet
En 2010, c’est au tour de Guam, un Tahiti ketch de 10 mètres, de rejoindre Aventure pluriel. Construit en 1957 au chantier Pfister d’Aigues-Mortes sur les plans de l’architecte américain, John G. Hanna, ce bateau s’inspire de ceux des pêcheurs d’éponges grecs. Réalisé en construction classique, avec un bordé en iroko sur membrures d’acacia, une quille longue en chêne et un rouf en acajou, Guam est gréé en ketch à corne et équipé de cinq couchettes.
San Martinu, une felouque corse de 1956, et Colette, une barquette marseillaise de 5,50 mètres, construite en 1970, restaurée par ses propriétaires et donnée à l’association, viennent à leur tour étoffer la flottille. Celle-ci compte aujourd’hui une trentaine d’unités, dont plusieurs sont labellisées Bateaux d’intérêt patrimonial (BIP). La plus célèbre est certainement Moana, un cotre qui a accompli un tour du monde au milieu des années cinquante. Il a été donné à l’état d’épave en 2011 à l’association, qui le garde à la Campanette, en attendant de trouver une solution pour le sauver.
Certains propriétaires, comme Frédéric Le Bomin, qui navigue sur Tramontane, mettent aussi leur unité au service des activités d’Aventure pluriel quand la flottille a besoin d’être renforcée. Sur ces bateaux, basés au Cros-de-Cagnes et au Golfe-Juan, les adhérents peuvent participer aux rassemblements qui émaillent la saison méditerranéenne, moyennant une cotisation annuelle et une participation aux frais. « Nous avons un gros programme sur toute la côte et nous proposons des navigations peu onéreuses, détaille Thierry Pons. Nous pouvons compter sur douze chefs de bord ; ensuite, il y a des seconds, qui sont aspirants chefs de bord et peuvent prendre le bateau avec des amis ou des proches, mais à qui on ne confie pas encore de passagers payants. »
Jamais à court d’idées, Thierry invente en 2007 la CaraMed, une contraction de caravane méditerranéenne. C’est une sorte de rallye à plusieurs bateaux – associatifs ou non –, le but étant de partir à la découverte des acteurs du patrimoine maritime d’une région. À chaque escale, des visites sont organisées avec des pêcheurs, des ostréiculteurs, dans les musées, sur d’autres bateaux. Cette transhumance maritime exige des mois de préparation et une logistique en rapport avec l’importance de la flottille. Là encore, ce projet mobilise de nombreuses associations : « La CaraMed, commente Thierry, c’est d’abord un esprit communautaire. Certains fournissent des matelots, d’autres offrent les repas pour quarante personnes ou négocient la gratuité des places de port… Pour le tour de Corse, ce sont plus de quarante associations ou entreprises qui se sont mobilisées, sans parler des pêcheurs. La CaraMed permet aussi de faire naviguer toutes sortes de personnes, car des changements d’équipages ont lieu en cours de route. Emmener les gens loin ensemble favorise les échanges et nous permet de transmettre nos pratiques, ce qui est essentiel car les associations du patrimoine sont vieillissantes. »
Et elle vogue loin, la CaraMed, jusqu’en Bretagne (2007, 2008, 2016), en Espagne (2009), en Corse et en Italie (2010) ou en Suisse (2011, 2016)… En 2015, la CaraMed et Aventure pluriel ont reçu le prix de l’Association du patrimoine maritime et fluvial, remis par Gérard d’Aboville lors de la Semaine du golfe. Une flottille de cinq bateaux, dont Catalina, avait rallié le Morbihan avec trente-cinq marins depuis la Côte d’Azur, un convoyage par camion qu’elle avait déjà expérimenté en 2007 lorsque le département des Alpes-Maritimes était invité d’honneur. Les Méridionnaux avaient même apporté avec eux un four à socca (galettes de farine de pois chiche) « pour montrer aux Bretons qu’on savait aussi faire des crêpes », s’amuse Thierry.
En 2015, lors de la Semaine du golfe, Gérard d’Aboville remet à Thierry Pons le Prix de l’Association du patrimoine maritime et fluvial. © Mélanie Joubert
L’année suivante, la CaraMed est encore revenue en Bretagne, pour les fêtes de Brest et de Douarnenez, puis avec des familles et dix-sept enfants sur le lac Léman, tandis qu’un autre groupe naviguait en Sicile dans l’archipel des Éoliennes…
« La CaraMed nous a fait connaître surtout en Bretagne », estime Guillaume Bonvillain, dit « Yome », un bénévole de trente-huit ans qui jongle entre la gérance d’une agence de communication, des cours de Web Design à Monaco et les deux jours par semaine qu’il passe à améliorer la communication interne et externe de l’association. « Notre souci, c’est qu’on est plus connu en Bretagne ou sur le lac Léman qu’ici. Il faut savoir que 95 pour cent des gens qui vivent dans la région n’ont jamais mis les pieds sur un bateau. Pour eux, naviguer se résume à prendre une navette pour les îles de Lérins. » Alors pour attirer ce public, Yome et ses amis ont mis en place l’été dernier une plate-forme OVS (« On va sortir ») en instaurant des apéritifs sur les bateaux de l’association : « On a reçu deux cents personnes à bord durant l’été… et relancé l’économie du Var à travers le rosé de Provence ! », plaisante Yome.
Consciente du coût d’entretien d’un bateau en bois et du prix des places de port dans la région, Aventure pluriel propose aussi une formule originale à ceux qui ont toujours rêvé d’avoir un bateau sans en avoir les moyens : les bateaux partagés. Il s’agit de réunir autour d’une unité dix co-utilisateurs qui, moyennant une cotisation annuelle de 70, 100 ou 130 euros par mois, peuvent prendre le bateau comme ils le souhaitent, avec une jouissance exclusive pendant trente jours. Ils réservent le bateau via un agenda Google et naviguent ensemble ou avec qui bon leur semble. En échange, ils doivent donner cinq jours par an pour le carénage et l’entretien du bateau. Cette expérience permet de former des marins, tout en faisant vivre les bateaux.
Quatre unités sont proposées dans ce cadre. Trois personnes sont déjà intéressées par Césarine, un pointu actuellement restauré à Sète par Roland Cochet, un charpentier salarié par Aventure pluriel, qui sera ensuite basé à Antibes. Écume de Fleurs, un cotre des Glénans, est en travaux au chantier de la Campanette, avant de rejoindre le port de Berre-l’Étang. Le Mousquetaire n° 27 Maracuja, également en travaux, a trouvé plusieurs co-utilisateurs, grâce à Yome qui l’a sauvé d’une mort certaine. Peu féru de voile latine, Yome a proposé au conseil d’administration de l’inclure dans la flottille des bateaux partagés. « Les décisions sont prises avec un système de cartons de couleur précise-t-il : carton vert quand tout le monde est d’accord, jaune quand quelqu’un n’est pas convaincu mais ne veut pas bloquer le projet, et rouge en cas de veto. Thierry n’était pas franchement pour le Mousquetaire, mais il n’a pas bloqué le projet, ce qui nous a permis de mettre Maracuja en chantier. »
Affiche de la Caramed 2008 à destination de la Bretagne. © Serge Haerrig
Francis Chaumont, un retraité niçois, ancien régatier, a mis en place le premier bateau partagé, Alhena, un voilier marconi de 6,75 mètres cédé à Aventure pluriel. « Je l’utilise dans la semaine, dit-il, comme Sébastien, mon partenaire privilégié, qui a des horaires décalés car il est pompier. On s’entend tous bien, on se passe un coup de fil s’il y a quelque chose à signaler, si quelqu’un a oublié de rebrancher le chargeur de quai, par exemple. Le plus délicat, c’est de mobiliser les troupes pour l’entretien. On doit ainsi changer quelques bordages cet hiver, c’est Romain [Thareau] qui va le faire, mais il va falloir remettre la main à la poche. On est sept à se partager Alhena, mais pour bien faire il faudrait être dix, cela nous ferait 7 000 euros, ce qui serait plus confortable. »
Francis Chaumont avoue avoir du mal sur Catalina, très puissant et physique avec son antenne de 13,50 mètres de long. Avec Alhena, il est à son aise et n’hésite pas à sortir sur la Grande Bleue, dont tout le monde ici souligne les traîtrises, avec un vent qui fraîchit très vite, basculant de l’Est à l’Ouest sans prévenir, et pouvant lever un méchant clapot. Quand ce n’est pas le calme plat, car en Méditerranée, c’est souvent tout l’un ou tout l’autre.
Parmi les bateaux qui reprendront bientôt la mer, il y a Jacky-Mireille, acheté en 2014 par l’association, dont la restauration est en cours et a donné lieu à une souscription via la Fondation du patrimoine. Cette barquette marseillaise de 8,72 mètres a été construite en 1954 par le charpentier Michel Gay, dans un chantier du Vallon des Auffes, près de Marseille, pour un pêcheur qui travaillait à la palangre. L’étrave doit être refaite, ainsi que des jambettes et des membrures. Les barrots, la boulonnerie, une cloison, l’étambot doivent aussi être repris. C’est Romain qui supervise les travaux.
Formé aux Ateliers de l’Enfer de Douarnenez, ce petit prince de vingt-trois ans, aux cheveux blonds tout frisés, a débarqué un beau jour à vélo au chantier de la Campanette. Après avoir travaillé à Combrit, puis dans un chantier de Majorque pendant un an, il est parti faire un tour de France à bicyclette pour prendre le temps de réfléchir. Du Havre, il est descendu sur Lyon, Grenoble, Gap, Enghien, Marseille. C’est là qu’il entend parler du chantier de Cagnes-sur-Mer et qu’il décide d’aller y faire un tour, pour voir. « C’était le premier chantier naval que je visitais. Après avoir roulé des heures au milieu du béton, je n’avais pas spécialement envie de rester dans le coin. Mais je suis parti avec l’association à Orléans pour le Festival de Loire et ça m’a bien plu. En novembre 2015, Thierry m’a rappelé pour me proposer de venir travailler au chantier en contrat emploi aidé et je suis là depuis mai 2016. Je ne serais jamais venu ici spontanément. La baie des Anges, ce n’est pas mon truc, mais les îles et la montagne sont très belles. »
Restauration de la barquette marseillaise Jacky-Mireille. © coll. Aventure Pluriel
L’automne dernier, Romain s’est construit sur le chantier une maison miniature autour d’une barque retournée, près des trois mobil-homes qui peuvent accueillir marins et amis de passage. Car le chantier de la Campanette est un endroit très convivial où nombre de particuliers viennent restaurer leurs propres unités. C’est le cas, par exemple, d’Antonin Deveau, autre transfuge des Ateliers de l’Enfer, qui transforme pour la plaisance Nathalie, un chalutier sétois de 8 mètres, et construit aussi à côté une pirogue polynésienne en petites lattes. Il y a aussi Yann, « plus marrant que marin », qui a trouvé ici une famille et travaille sur le bateau qu’un de ses amis lui a donné. Et Saffran, l’ancien pointu de Thierry Pons, qui attend toujours que son propriétaire lui consacre un peu de temps…
On peut parier sans risque que la Goulette sera à l’eau avant Saffran. Car Michel Natoli, soixante-treize ans, s’affaire, lui, presque tous les jours sur son pointu tunisois (CM 282). « J’ai eu le coup de foudre quand j’ai découvert la Campanette, affirme-t-il. Je n’en revenais pas de voir tous ces passionnés qui s’activaient sur des bateaux en bois. » Depuis cinq ans, il a déjà restauré un pointu, Lola, et il s’occupe maintenant de la Goulette, son deuxième « bébé », comme il dit.
« Il y a toujours un bateau qui rentre ici, des pièces à récupérer, des techniques à apprendre, se réjouit Michel. Comme je suis soudeur, je peux aussi rendre service, car il arrive souvent que quelqu’un plante son gouvernail dans les rochers ! On vit bien, on mange ensemble, on forme une bande de copains. » Une bande tellement soudée que l’épouse de Michel lui demande parfois s’il compte dormir au chantier !
Moyennant un loyer de 70 euros par mois, pour payer l’eau et l’électricité, et une journée par semaine consacrée à la propreté et au rangement du chantier, la belle équipe dispose de ses nombreux équipements, outils et machines à bois bien sûr, mais aussi de deux fourgons, d’une dizaine de remorques… et même d’un camion de 15 tonnes ! « On le met à disposition des autres associations, explique Yome. En mai prochain, on va aller chercher des bateaux sur le lac Léman pour les amener aux Voiles latines de Saint-Tropez. On n’est pas là pour faire du business, mais pour sauver le patrimoine ! »
Catalina en baie de Quiberon lors de la Semaine du golfe. La CaraMed permet aux Méditerranéens d’exporter leur savoir-faire en matière de voile latine. © Mélanie Joubert
Thierry Pons a su communiquer son sens du collectif autour de lui. Et il est même prêt à jouer cette carte à un autre niveau : l’an dernier, l’association a été « auditée » pour que soit déterminée sa capacité à porter des projets à l’échelle de l’Europe. « Ces experts ont été surpris quand ils ont vu tout ce qu’on faisait avec si peu de moyens », note Thierry, qui espère maintenant fédérer les associations du patrimoine de plusieurs pays. Il multiplie ainsi les contacts pour organiser un colloque international sur la transmission des savoirs. Quatre pays sont pressentis – Espagne, Portugal, Italie et Pays-Bas –, le but étant de faire émerger les meilleures initiatives. Les informations recueillies pendant le colloque pourraient constituer une base de données, référencées sur un site Internet, ce qui ouvrirait la porte à de nouveaux échanges de compétences.
Décidément, rien n’arrête Thierry Pons, qui se consacre depuis cinq ans entièrement à l’association. « Mon plus grand plaisir serait qu’elle vive par elle-même. Pour l’instant, on fonctionne encore au coup par coup, les dossiers avançant en fonction des disponibilités des uns et des autres. Seul, je ne pourrais rien faire. » Et de citer le dernier Ironman de Nice, le triathlon dont cinquante-cinq adhérents d’Aventure pluriel ont assuré la sécurité. « Les indemnités qu’on nous a versées en échange, commente Thierry, vont servir à la restauration des bateaux ! L’an prochain, on va essayer d’être quatre-vingts ! »
Car c’est aussi cet esprit d’initiative et d’indépendance qui est étonnant : les crédits, comme les synergies, ne tombent pas du ciel. Il faut aller les chercher « avec les dents », surtout dans une région où le patrimoine maritime n’est pas une priorité pour les politiques. Il existe toutefois un « service mer » au sein de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et certains élus municipaux s’engagent aux côtés des associations. Thierry se fait fort de leur prouver que le patrimoine maritime est un réel atout pour l’économie de la région… Si l’aventure est vraiment devenue plurielle, c’est qu’elle s’appuie sur un personnage à la force de conviction bien singulière.